Le hasard faisant bien les choses, le 14 mai, date de notre bouquinade, est aussi la date de première publication de Mrs Dalloway en 1925, sûrement l’une des œuvres les plus connues de Virginia Woolf. Ce n’est pas de ce roman dont il sera question ici, mais de nos échanges au sujet de son essai Une chambre à soi, œuvre qui rassemble une série de conférences qu’elle a prononcées en 1928 à l’université de Cambridge.

Texte phare de la littérature féministe, il reste – tout comme Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir vingt ans plus tard – un incontournable de la pensée contemporaine, et pas uniquement féministe. Il couvre des thématiques beaucoup plus larges et universelles.

La nouvelle traduction de Marie Darrieussecq, en choisissant « lieu » plutôt que « chambre » a beaucoup fait parler, car il décrit avec plus de justesse ce qu’avait voulu exprimer l’auteure. Davantage qu’un débat sémantique réservé aux seuls traducteurs ou initiés, il démontre l’importance des mots, la nécessaire précision et acuité du vocable pour exprimer pleinement l’authenticité de la pensée. En quoi une chambre ou un lieu a-t-il une réelle importance ? Cette nuance apporte en fait beaucoup de renseignements, pour le lecteur français. La chambre a une connotation féminine, domestique. Longtemps les femmes n’ont pas pu sortir de chez elles. En français, quand on lit « chambre » on entend, imagine une chambre à coucher. En anglais, « room » a un sens plus large de pièce d’une maison (un qualificatif lui est d’ailleurs très souvent associé : living room, dining room, bathroom, …). Le mot « room » est donc plus générique, qualifiant toute sorte de pièce, de lieu. Ce qui la distingue est donc son usage proprement privé : un lieu calme, tranquille, à l’abri de l’agitation et des perturbations, pour pouvoir écrire, ou créer en général. Les femmes n’ont jamais eu de lieu pour leur usage propre, c’est donc une révolution que d’annoncer, en 1928, que les femmes ont besoin d’un lieu à elles pour pouvoir écrire, penser, créer.

Elle évoque Jane Austen qui a écrit tous ses romans dans le salon, jamais seule ni au calme, et qui dès que quelqu’un pénétrait dans la pièce, s’empressait de cacher ce qu’elle était en train d’écrire sous ses ouvrages de broderie ou couture.

L’année de publication de cette conférence – 1928 – n’est pas anodine puisque c’est également l’année où toutes les femmes, et pas uniquement celles de plus de 30 ans comme le promulguaient le Representation of the People Act du 7 février 1918, ont obtenu le droit de vote.

L’humour n’est pas forcément la première chose à laquelle on pense quand on vient à parler de Virginia Woolf, dont on a une image assez sérieuse, mais il irrigue tout le texte. Sur un ton léger, voire badin, elle diffuse ses idées sans jamais les imposer, ni adopter un ton docte. Elle nous prend plutôt par la main, nous emmène avec elle dans les lieux qu’elle fréquente et nous partage ses réflexions au fur et à mesure qu’elles émergent (en tout cas c’est ce qu’elle veut nous faire croire). Assister à l’élaboration de son texte, être aux premières loges de ses réflexions est un immense privilège. On sent l’intelligence et la finesse d’analyse sans jamais être écrasées par elles. C’est le processus créatif en pleine action auquel le lecteur est invité. Et c’est grisant.

Entre le roman et l’essai – elle avait l’habitude de mêler les genres – le texte nous place dans les pas de l’auteur, sur les pelouses d’une université imaginaire dont elle a inventé le nom, entre Oxford et Cambridge. On la suit dans ses recherches, on découvre sa méthode de travail, les questions qui surviennent au fur et à mesure et comment elle s’applique à y répondre. Ce mélange des genres fait qu’il n’est peut-être pas évident de rentrer dans le livre. Il faut, je pense accepter de se laisser conduire par l’auteure, lui faire confiance et la suivre dans ses pérégrinations.

Ce qui peut paraître strictement matériel au premier abord, un lieu, une pièce à soi ainsi qu’une indépendance financière (500 livres de rente par an) est bien plus profond qu’il n’y paraît. Sans cela, il n’y a pas de création possible. Le mythe du poète maudit sans le sou est bien qu’un mythe. Comme le fait remarquer un universitaire, dix des douze plus grands poètes anglais étaient soit nés sous de bons auspices soit bénéficiaient justement d’une rente qui leur permettait ainsi de créer en toute liberté. Sans vraiment l’énoncer, c’est bien à l’indépendance financière des femmes qu’elle appelle. Elle-même est issue d’une famille aisée, sa situation lui permet de consacrer son temps à l’écriture. Son autre essai Trois guinées, publié dix ans plus tard est d’ailleurs beaucoup plus mordant, plus incisif sur ce sujet.

Ses analyses et réflexions sur les œuvres d’auteures de différentes époques et origine, sont éclairantes/inspirantes. La colère, la rage sont nécessaires à exprimer mais elles privent l’auteure, selon elle, d’exprimer pleinement son talent, son art qui se laisse ainsi déborder par des considérations personnelles alors qu’elles devraient embrasser l’universel.

J’aimerais tant connaître ce qu’elle pense de l’œuvre de Louisa May Alcott, Les Quatres filles du Docteur March publiée en 1868 et 1869, roman qui est parsemé de réflexions, de la mère notamment, sur l’importance pour ses filles d’être maîtres de leurs destins et d’être indépendantes, ce qui est tout à fait remarquable à cette période.

Ce qui à mon sens fait de ce texte une œuvre humaniste, et pas uniquement féministe, est le fait qu’elle appelle à la réunion des sexes, à ne pas penser tant en termes de clivages mais davantage en ce qui nous réunit. C’est une belle ouverture, une main tendue et c’est ce qui fait la force de ce texte, qui nécessite d’être lu et relu.

S'inscrire à la newsletter de Cultureuil

Vous recevrez les actualités de Cultureuil entre 1 à 2 fois par mois. 

Votre email ne sera utilisé que par Cultureuil. 

Votre demande d'inscription a été envoyé. N'oubliez pas de confirmer votre adresse email.